Me Arnaud Gris contribue aujourd’hui, dans le Journal du Dimanche, à une tribune signée par le Monsieur le Bâtonnier, Madame la Vice-Bâtonnière, et les Membres du Conseil de l’Ordre du Barreau de Paris.
La Tribune :
Il ne fait plus aucun doute pour quiconque que la crise sanitaire que nous traversons fera, au-delà du bilan humain, des millions de victimes économiques et que la France n’échappera pas à cet autre décompte funeste. Les défaillances d’entreprises vont se compter par milliers et les chiffres du chômage d’avril explosent. Le déconfinement complet n’a pas encore eu lieu que déjà, les fermetures de sites et les plans massifs de suppression d’emplois sont annoncés.
Pour d’autres, la situation est différente, ils ont traversé la crise en continuant de se rendre sur leur lieu de travail. Les conditions de cette poursuite ou cette reprise d’activité peuvent susciter des questions sur les conditions de ré-ouverture et de responsabilités des employeurs et engendrer la saisine des tribunaux.
S’il est donc des juridictions que les avocats et les justiciables attendaient qu’elles soient à pied d’œuvre pendant le confinement, mais surtout aujourd’hui pour faire face à la crise sociale qui s’annonce, ce sont bien les conseils de prud’hommes et les chambres sociales des tribunaux judiciaires et des cours d’appel,. Mais la réalité du terrain est bien différente. Et de la même manière que la crise sanitaire a braqué le projecteur sur le dénuement de l’hôpital public, elle remet en lumière le manque criant de moyens de notre justice.
Entre le 16 mars dernier et le 11 mai 2020, toutes ces juridictions ont été mises à l’arrêt. Aux conseils de prud’hommes, les audiences fixées depuis parfois un à deux ans ont été reportées sine die. Aucun accueil téléphonique ni aucune permanence n’a été organisée. Et la récente circulaire du ministère de la Justice du 6 mai 2020 n’éclaire guère sur les modalités de reprise puisqu’il est laissé à l’appréciation de chaque président de conseil de prud’hommes le soin d’organiser la réouverture de sa juridiction ; si bien qu’au plan national, la reprise se fait en ordre dispersé, sans aucune harmonisation des calendriers et des modalités pratiques de redémarrage. Et faute de communication centralisée, c’est aux avocats et à leurs ordres professionnels qu’il revient de faire le travail d’information et de communication que devrait en principe assurer le service public de la justice à l’égard des justiciables. Devant les tribunaux judiciaires, les audiences de référé se sont déroulées trop souvent sans audience ni même de visio conférence alors que les enjeux d’une réouverture étaient importants. Dans les cours d’appel, le bilan n’est pas meilleur. Les audiences ont toutes été annulées tandis que le système de communication informatique entre juridictions et avocats (RPVA), dont on rappellera qu’il a été largement financé par les avocats, a été mis à l’arrêt pendant toute la durée du confinement, les magistrats et les greffiers n’étant pas équipés pour le télétravail. A ce jour, encore de nombreux conseils de prud’hommes n’ont pas pu, faute de moyens, reprendre leur activité. Cette carence inacceptable rappelle le caractère sinistré de notre justice.
Mais il y a plus grave encore : le remède mortifère prescrit aujourd’hui. Des mesures d’exception ont été prises pour redémarrer ce service public. Profitant de la crise sanitaire, la Chancellerie généralise et impose devant les juridictions du travail les « procédures sans audience », nées de la dernière réforme de procédure civile entrée en vigueur le 1er janvier 2020 et présentées alors comme facultatives. Procédures consistant à rendre des jugements sur dossier, à juge unique, sans plaidoirie des avocats et sans comparution des parties. Dit autrement, des procès… sans procès. Ces procédures sans audience cessent devant la Cour le 24 juin 2020 ainsi que le prévoit l’Ordonnance de roulement du 21 mai dernier, transmise au Bâtonnier. Pour le Tribunal Judiciaire, ces procédures ne devraient pas durer plus de 15 jours au-delà de la date du 24 juin.
On nous objectera que le recours à cet expédient se justifie par la nécessité de traiter les effets de la crise sanitaire sur le stock d’affaires en attente de décision, elle-même précédée d’une grève des avocats opposés à la réforme des retraites, que la « procédure sans audience » ne s’appliquera pas après la fin de l’état d’urgence sanitaire et qu’en tout état de cause, les avocats ont le droit de s’y opposer. Pourtant rien n’est moins sûr. Dans les faits, le constat est bien moins respectueux des droits des justiciables et du respect le plus élémentaire dû à leurs avocats, dont on oublie qu’ils sont des auxiliaires de justice. En pratique, les avocats se voient imposer à grande échelle ces singulières « procédures sans audience » devant les juges départiteurs des conseils de prudhommes et devant les cours d’appel. Devant certains conseils de prud’hommes également. Depuis quelques jours, les avocats travaillistes reçoivent des messages comminatoires les informant de décisions prises par les présidents de juridiction d’imposer la « procédure sans audience », y compris lorsque des audiences ont été programmées de longue date. Ceux qui exigent de plaider – comme c’est leur droit -, voient leur affaire systématiquement renvoyée en 2021 ou 2022! Du côté du justiciable qui attend son procès depuis des années, on reste songeur.
La tentative de conciliation, l’oralité des débats et le paritarisme, piliers fondateurs de la procédure prud’homale, sont anéantis
Dernière mesure en date issue de l’ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020, prise sans aucune concertation, la suppression pure et simple de l’audience de conciliation devant le conseil de prud’hommes lorsqu’elle n’a pu se tenir dans les trois mois de la saisine de la juridiction et en l’absence d’opposition du demandeur. Suppression qui prive de fait les parties de la faculté offerte par l’article L 1235-21 du code du travail de concilier selon un barème prévu par décret, dispositif précisément conçu pour désengorger les juridictions prud’homales en favorisant les conciliations.
La tentative de conciliation, l’oralité des débats et le paritarisme, piliers fondateurs de la procédure prud’homale, sont anéantis. Le droit à une défense effective et à un procès équitable tenu dans un délai raisonnable, droits fondamentaux prévus par la charte des droits fondamentaux et la convention européenne des droits de l’Homme, sont ainsi relégués au rang de principes théoriques. Que l’on ne s’y trompe pas, une « procédure sans audience » n’est pas un progrès. C’est tout le contraire, c’est le recul du droit, le recul des libertés, une justice « sur papier » dépourvue d’humanité. Ce n’est pas la justice du futur.
Si la justice s’effondre, c’est notre démocratie qui meurt
De fait, comme les hôpitaux, la justice, pilier d’un fonctionnement harmonieux d’une société, est en danger. La crise sanitaire n’a fait que confirmer ses failles et le constat est dramatique : notre justice frise l’implosion. Ni le Covid ni les avocats ne sont responsables de l’état de la justice. Si la justice avait été dotée de moyens matériels, humains et financiers et qu’elle avait anticipé sa mutation technologique, elle aurait été en mesure de faire face et de se relever sans avoir à recourir à de tels expédients.
Si la justice s’effondre, c’est notre démocratie qui meurt. Il est donc urgent de tirer les enseignements de cette crise. La recherche de solutions technologiques pour assurer les audiences est évidemment une piste (transformation numérique de la justice, visioconférence, mise à dispositions de moyens technologiques aux greffiers, etc.). Mais pour ce faire, il est surtout impératif de donner à notre justice les moyens de sa transformation afin qu’elle puisse rendre aux justiciables, ces citoyens contribuables en quête de droit, le service public qu’ils sont en droit de recevoir. L’exaspération des avocats n’est que le reflet de la détresse de leurs clients, des citoyens qui attendent que la justice exerce son rôle avec un minimum de respect et d’écoute à leur égard. Les politiques devraient davantage s’interroger sur l’impact des dysfonctionnements de la justice sur leur crédibilité.
Les signataires :
- Le Bâtonnier et la Vice-Bâtonnière
- Les membres du Conseil de l’Ordre
- Contributions :
- Nathalie ATTIAS – Avosial ;
- Olivier BLUCHE ;
- Arnaud GRIS – Membre du CNB,
- Dominique GANTELME, Médiateur.